Créatrice de mode, Coco Chanel (1883-1971), qui a commencé sa carrière en créant des chapeaux d’une simplicité révolutionnaire, est devenue le symbole de l’émancipation féminine. Son nom est aujourd’hui encore synonyme d’élégance à la française.
Gabrielle Chanel a marqué de son empreinte le XXe siècle. Par la vie libre qu’elle a menée, par sa réussite, fruits d’un travail acharné, elle s’est imposée comme un modèle pour ses contemporaines.
Orpheline à douze ans, elle a su gravir une à une les marches de la société pour atteindre un succès inédit, mais aussi réinventer les codes de la mode pour libérer enfin les femmes de leur corset.
Contre toute attente et malgré sa modernité d’esprit, ce sont ses amants qui deviendront de précieux pygmalions puisqu’ils lui apporteront protection et inspiration, et ce, en dépit des conventions sociales et autres injonctions maritales.
De par sa vie personnelle et l’avant-gardisme de ses créations, Gabrielle Chanel incarne une femme moderne avant l’heure, profondément indépendante, qui ouvrira la voie aux grandes avancées féministes de la seconde moitié du XXe siècle.
Coco avant Chanel
Née à Saumur le 19 août 1883, la petite Gabrielle Bonheur Chasnel, déplore très jeune les infidélités paternelles qui valent à sa mère, modeste couturière, une vie d’attente et de pleurs. Cette vision d’un couple disloqué qui ne survit que pour le confort matériel et l’éducation des enfants hantera profondément la future papesse de la mode, qui préférera, adopter le rôle d’illégitime plutôt que celui d’épouse dans ses relations sentimentales.
Elle n’a que douze ans quand sa mère meurt seule dans son sommeil, tandis que son père passe la nuit auprès d’une de ses jeunes maîtresses. La vie de la petite fille est alors complètement bouleversée puisque au deuil s’ajoute l’exil. Elle est confiée, avec deux de ses sœurs, à l’orphelinat de l’abbaye cistercienne d’Aubazine. Ainsi débutent six années d’austérité, de prières et de brimades qui marqueront profondément la future couturière. Le minimalisme des uniformes noir et blanc lui inspirera ses premières créations, mais ce sont surtout les armoiries de l’abbaye, deux C entrelacés ressemblant fortement au futur logo de la maison Chanel, qui s’avèreront le plus sujet à débat. En effet, si Coco Chanel s’est toujours défendue de s’en être inspirée, il semblerait que les similitudes soient suffisamment éloquentes pour que les hypothèses restent ouvertes.
En 1901, Gabrielle rejoint sa tante à Moulins où elle fait ses premières armes en tant que couseuse. Six ans plus tard, la jeune fille s’ennuie et décide d’abandonner l’atelier pour tenter sa chance sur scène. Le music-hall semble être une option de choix qui lui permettrait d’acquérir une notoriété rapide et l’indépendance financière qui va avec.
Gabrielle arpente les troquets, reprenant « Qui qu’a vu Coco dans l’Trocadéro », chanson qui lui vaudra son surnom.
Enchaînant sans succès les auditions, Gabrielle a vingt-quatre ans quand elle finit par trouver une place dans un café-concert fréquenté par des officiers et des mondains en goguette. Elle refuse, malgré le règlement de la maison, d’endosser le rôle d’entraîneuse et acquiert une réputation de jeune femme dure et introvertie. Son caractère s’avère être un atout considérable auprès de la clientèle, habituée à un parterre de femmes prêtes à se donner en échange d’un maigre billet.
Gabrielle est courtisée par de beaux partis, désireux de connaître celle qui reste de marbre devant les sollicitations parfois pressantes de leurs pairs. Ainsi elle fait la connaissance d’Étienne Balsan qui lui ouvre les portes du « Monde », mais aussi de la vie de château.
Officier, mais également éleveur de chevaux, Balsan devient le protecteur de Gabrielle qu’il ne tarde pas à l’installer dans son château de Royallieu, près de Compiègne. La jeune orpheline y apprend tous les us et coutumes de l’aristocratie et se familiarise avec le luxe.
Balsan apprécie la différence de Gabrielle, qui tranche avec les femmes interchangeables qu’il a l’habitude de côtoyer. La jeune femme monte à cheval comme un homme, refuse de porter les extravagances vestimentaires dont sont friandes les mondaines, autant de choses qui intriguent puis séduisent cet homme bien né. Peu à peu, elle parvient à s’attirer la sympathie des amies de Balsan en réalisant pour elles des chapeaux minimalistes, dépourvus de plumes et de breloques comme on en faisait à l’époque.
Au bout d’un an d’une idylle sans nuages, Gabrielle commence à se languir auprès de cet oisif dont le quotidien se divise entre réceptions et écuries. L’arrivée au château d’un ami de Balsan, Charles Capel dit « Boy », riche homme d’affaires anglais, change la donne. Sous le charme, Gabrielle accepte de l’accompagner à Deauville où elle découvre la marinière des pêcheurs et le bal du Casino. En 1912, elle y ouvrira une boutique en référence à ce séjour où est née cette belle histoire d’amour.
Devenue la maîtresse de Boy, Gabrielle quitte Balsan en 1909, en dépit de sa demande en mariage et de son confort de vie. Ils resteront néanmoins de très bons amis.
La même année, elle rejoint Paris sous la protection de son amant qui lui offre en 1910 sa première boutique de chapeaux, « Chanel Modes », rue Cambon.
Par souci des conventions, Boy, alors âgé d’une trentaine d’années, épouse une héritière anglaise, plaçant Gabrielle dans la posture inverse de celle de sa mère. En effet, son rôle d’amante dans son irrégularité et sa clandestinité lui donne l’impression de ne pas être dépendante d’un homme, fut-il Boy Capel, le grand amour de sa vie.
Pendant la Première Guerre mondiale, Gabrielle quitte Paris pour Deauville où sa clientèle huppée s’est réfugiée. Elle ne tarde pas à y ouvrir une boutique, la première à son nom. Le nom « Chanel » écrit en grandes lettres sur fond blanc, la boutique propose des tailleurs de jersey, simples d’allure, confortables et souples, qui lui ouvrent les portes de la gloire.
En 1918, au lendemain de l’armistice, Gabrielle Chanel est déjà mondialement célèbre. Elle acquiert l’immeuble du 31, rue Cambon à Paris et y installe sa Maison de Couture qui abrite une boutique, des salons et des ateliers. Ce qui la différencie des maisons comme Lanvin ou Vionnet, c’est que la couturière est elle-même une femme à la mode, qui fait parler d’elle. Gabrielle est entourée d’artistes, courtisée par les grands de ce monde. C’est avant tout une femme de tête, une créatrice qui ne cesse d’innover. Si la gloire est au rendez-vous, un grand malheur ne tarde pas à la rattraper.
Alors qu’ils s’apprêtaient à passer l’été ensemble dans le Midi, Boy Capel meurt prématurément dans un accident de voiture. Gabrielle ne s’en remettra jamais, préférant consacrer son énergie à rendre les femmes aussi belles que possible pour qu’elles soient prêtes à croiser leur destin. Le jour où elle a rencontré Boy, elle portait un costume pantalon d’équitation emprunté à Balsan, ce qui lui inspirera l’esprit garçonne de son défilé de 1921, année de la création de son parfum mythique, le N°5.
« Je suis une femme libre ! »
Son grand amour à jamais brisé, Gabrielle traverse un passage à vide qui la conduit à noyer son chagrin dans la parade mondaine. Lors de la première du Sacre du Printemps, elle fait la connaissance du compositeur Igor Stravinsky, réfugié politique à la suite de la révolution russe. Les deux créateurs sont alors à leur apogée et le coup de foudre est immédiat. La couturière installe Stravinsky avec sa femme et ses enfants dans sa propriété de Garches. L’idylle à huis clos durera deux ans. Encore tourmentée par la disparition de Boy Capel, la jeune femme peine à extérioriser ses sentiments grandissants pour le compositeur.En effet, si Igor Stravinsky est ébloui par la liberté de Coco Chanel, qui ne se soumet à aucune morale et flirte parfois avec l’impudence, la couturière n’est pas encore prête à lui accorder la place sentimentale qu’elle réservait autrefois à Capel. Il faut dire que les rapports de force se voient inversés. Si Boy s’est placé en pygmalion, engendrant une relation basée sur l’admiration, cette fois-ci c’est elle qui joue les mécènes. En effet, Igor et sa famille sont sans ressource et dépendent de l’aide de la couturière. Malgré les élans amoureux du compositeur, elle ne parviendra jamais à éprouver l’admiration nécessaire pour pérenniser la relation. Igor étant une version moins aboutie de ce qu’elle avait été pour Balsan : un poulain à éduquer pour faciliter son intégration dans la société, elle finit par le congédier. Entre-temps, brisée par cet adultère si ouvertement affiché, la femme du compositeur a sombré dans une maladie nerveuse. Une nouvelle fois, Gabrielle réécrit le schéma parental, s’installant progressivement dans le rôle du bourreau.
Les années folles du succès
Nous sommes au milieu des années 1920 quand elle développe une campagne de maquillage. L’introduction de la lumière électrique dans les lieux publics incite les femmes à ressentir le besoin de se maquiller afin de se sentir plus belles. Les affiches de cinéma montrent alors des visages fardés, au teint blanc et à la bouche couleur sang. Le maquillage n’a soudainement plus mauvaise réputation. Toutes les femmes, quel que soit leur statut social ou marital, se découvrent le droit de plaire. En 1927, forte du succès de sa ligne, Gabrielle crée une ligne de soin qu’elle commercialise dans ses boutiques.
La clientèle, adepte du minimalisme, renoue peu à peu avec les codes du luxe traditionnel. La garçonne s’éclipse au profit d’une femme soucieuse d’affirmer sa féminité. En dépit de la crise de 1929 et des différents mouvements sociaux, la maison Chanel demeure florissante.
L’année suivante, elle compte quatre mille employés et demeure indépendante, ce qui lui permet de réaliser des costumes pour les ballets russes, mais également pour le cinéma en France et à l’international.
Le luxe des années 1930 est infiniment moins ostentatoire que lors de la décennie précédente. Aussi, la maison Chanel lance une collection de joaillerie intitulée « Bijoux de diamants ». Inspirés par les astres, ces bijoux épurés, extrêmement sobres et précieux, possèdent un caractère intemporel. Les créations contemporaines qui s’inspirent de la ligne de la comète rencontrent toujours un franc succès. Sa brève liaison avec le grand-duc Dimitri Pavlovitch de Russie, dernier cousin du Tsar, lui donne envie d’ajouter des motifs à ses créations épurées. En effet, la tradition russe voulant que les grandes dames arborent des formes géométriques sur leurs emmanchures, la couturière introduit le pied-de-poule et le pied-de-coq dans ses tailleurs en tweed.
Comme Boy, Dimitri Pavlovitch valorise la différence de la jeune femme, encourageant ses excentricités. Ce sera lors d’un séjour du château Woolsack, sur les bords du lac d’Aureilhan, qu’elle troquera sa longue chevelure brune pour un élégant carré, symbole de son évolution et de son entrée dans la maturité.
C’est son aventure avec Hugh Richard Arthur Grosvenor, duc de Westminster, la plus grande fortune anglaise qui va être déterminante. Au-delà de trouver un amant anglais prompt à la prendre sous son aile, il contribue à lui offrir une nouvelle vision de la mode. Le luxe ne vaut rien si le confort n’est pas au rendez-vous. La couturière introduit alors dans ses collections le chandail, très prisé en Grande-Bretagne par les femmes de l’aristocratie. Le béret et le chapeau melon suivront, ainsi qu’une déclinaison du pantalon de chasse pour les femmes.
Chronique d’un déclin annoncé
À l’annonce de la déclaration de la Seconde Guerre mondiale, Coco Chanel surprend sa clientèle en dessinant une collection patriote. Des tailleurs aux couleurs du drapeau français sont proposés dans sa boutique de la place Vendôme. Ce choix, perçu comme un soutien au Rassemblement national populaire de Pétain, divise plus qu’il ne séduit. Des rumeurs circulent sur un supposé antisémitisme de la part de la couturière, qu’elle ne dément pas. Au contraire, profitant du contexte de l’occupation, elle tente de récupérer la marque N°5, jusqu’alors détenue par la famille juive Wertheimer.
Coco Chanel, coutumière des soirées où les SS s’encanaillent avec des Françaises délurées, se rapproche des Allemands, et n’hésite pas à collaborer pour parvenir à ses fins. Pour prouver sa bonne foi, elle livre des familles juives à la Gestapo. En vain. Réfugiés aux États-Unis, les Wertheimer demeureront les seuls propriétaires de la marque puisqu’ils l’avaient cédée à un ami en prévision des lois nazies. Au lendemain de la guerre, la couturière est accusée, à raison, d’avoir collaboré. Elle échappe à la condamnation grâce à l’intervention de son amant Dimitri Pavlovitch avant de s’enfuir en Suisse, à Lausanne où elle passera neuf ans.
En 1954, Coco Chanel revient en France, désireuse de supplanter un certain Christian Dior, décidé à réintroduire le corset dans ses collections. La femme française, autrefois éprise de liberté, adopte des décolletés pigeonnants, et se sexualise trop aux yeux de Mademoiselle Chanel. Aigrie par son exil, elle est déterminée à prendre sa revanche sur ce trouble-fête dont on vante les mérites jusqu’aux confins du lac Léman.
C’est le début de la fin de la suprématie de la créatrice. L’après-guerre a déconstruit les codes de la mode. Autrefois désireuse de libérer la femme, Coco Chanel voit désormais d’un mauvais œil le raccourcissement des jupes, qu’elle juge vulgaire. Le temps a passé et la nouvelle génération le lui fait sentir. Désormais installée au Ritz, elle s’enferme dans la solitude et ne reçoit plus grand monde.
Décrite comme aigrie et misanthrope, l’ancienne papesse de la mode ne suscite plus que de l’indifférence. Son comportement durant l’occupation ne cesse de lui être reproché sans qu’elle fasse son mea-culpa. La couturière est exclue du milieu de la mode, le monde lui ferme ses portes et son grand âge ne parvient plus à susciter la passion d’un quelconque amant.
Coco Chanel meurt seule le 10 janvier 1971, dans sa suite du Ritz. Enterrée au cimetière du Bois-de-Vaux, elle est néanmoins ressuscitée en 1983 par Karl Lagerfeld qui entreprend de redonner à la maison Chanel ses lettres de noblesse.
Une culture phénoménale, une aptitude à pressentir et retranscrire l’esprit du temps, une assimilation quasiment immédiate des codes de la marque, fait de lui le successeur idéal de Coco Chanel. Tous deux partagent la même passion pour la mode et un esprit contestataire s’inspirant de leurs amants pour leurs collections.
Rapidement, Karl Lagerfeld rajeunit l’image de la Maison. Certaines clientes âgées s’offusquent du traitement pour le moins irrévérencieux, voire insolent, qu’il inflige à l’image de Chanel. Mais le talent de Lagerfeld fait que ses tailleurs conservent l’esprit original. Il met au service de Chanel tous ses talents de couturier, mais également de photographe. Celui qui a un goût pour le discours incisif se qualifie lui-même de mercenaire plutôt que d’artiste dans tous les domaines qu’il approche. Sa culture et son humour lui autorisent les réinterprétations, dès lors qu’elles traduisent le style libre et moderne des beaux jours de la Maison Chanel.
Gabrielle Chanel, avec ses liaisons sulfureuses et son désir de liberté, a indéniablement laissé son empreinte dans l’histoire de l’émancipation féminine. Créatrice emblématique, elle a mené une vie basée sur l’indépendance, ce qui en fait encore aujourd’hui encore, un modèle pour de nombreuses femmes.
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