Cristina da Pizzano, de son vrai nom, naît à Venise vers 1364, dans une famille de la basse noblesse bolognaise. Son père, Tommaso di Benvenuto da Pizzano, est un médecin et astrologue italien enseignant à l’Université de Bologne. Réputé pour son érudition et ses prédictions, il est appelé à Paris en 1368 par le roi de France, Charles V, qui fait de lui son conseiller. Pour s’assurer de sa fidélité, le roi lui propose de faire venir sa femme et ses trois enfants à la cour. La jeune Christine reçoit pendant dix ans l’éducation prodiguée aux jeunes filles de la cour : musique, poésie, religion et travaux d’aiguille. Son père, ayant décelé en elle une intelligence vive, l’encourage également à étudier les sciences et les lettres, sans pour autant lui inculquer des savoirs aussi poussés qu’à ses frères. L’adolescente commence à composer des poèmes et des pièces lyriques.
À l’âge de quinze ans Christine est, comme le veut l’usage, mariée à un prétendant choisi par son père, Étienne de Castel. Celui-ci, alors âgé de vingt-quatre ans, issu d’une famille noble de Picardie, est notaire et secrétaire du roi, ce qui lui assure un revenu régulier et une carrière prometteuse. D’un amour réciproque naissent trois enfants. Toutefois, 1380 est également l’année du décès de Charles V. La famille de Pizan perd son protecteur et voit ses rentes amoindries. À la mort du père de Christine, vers 1387, les de Pizan se retrouvent dans le besoin, et c’est Étienne qui prend le rôle de chef de famille. Mais il succombe à une épidémie la même année, laissant Christine seule avec trois enfants, sa mère et sa nièce à charge.
Christine de Pizan, en deuil, tombe en dépression et sa famille sombre dans un gouffre financier. La coutume et les mœurs voudraient que la veuve se remarie ou entre au couvent. Elle refuse ces deux options et, fait inédit pour l’époque, décide de devenir « homme de lettres » et, par conséquent, cheffe de famille. Pendant quatorze ans, les problèmes financiers, les procès à son encontre et sa santé défaillante s’accumulent. Sans se laisser abattre, Christine développe son sens de la gestion et son goût pour l’érudition, apprenant le métier d’écrivaine.
De ces années, on retient son implication dans la querelle relative au Roman de la Rose, dans sa version écrite par Jean de Meung un siècle plus tôt.
Cet écrit, très populaire dès sa parution entre 1275 et 1280 et jusqu’à la Renaissance, traite entre autres de « la femme » et des vices qui lui sont associés tels que la ruse, l’intérêt ou l’inconstance, balayant l’idéal médiéval de l’amour courtois et du respect de la jeune fille vierge et de la femme mariée. En 1401, Christine de Pizan, suite à une conversation animée avec Jean de Montreuil, fervent défenseur de Jean de Meung et l’un des premiers humanistes français, rédige plusieurs épîtres reprochant à ce texte sa misogynie, son affront à la vie conjugale et son incitation à des mœurs dissolues. Elle considère que ces écrits véhiculent une doctrine diffamatoire à l’égard des femmes, sans pour autant méconnaître la réhabilitation de la nature humaine souhaitée par de Meung, affranchie des conventions sociales et soutenant un idéal amoureux pur et désintéressé. Ses textes sont compilés dans les Epistres du Débat sur le Roman de la Rose. Christine est suivie et soutenue par divers hommes de lettres dont le théologien Jean de Gerson, mais critiquée par d’autres érudits se voulant héritiers de la satyre du Roman de la Rose.
Il s’agit de la première querelle littéraire en France, de surcroît initiée par une femme. Son intervention est aujourd’hui considérée comme une forme de protoféminisme enrichi par certaines de ses œuvres didactiques et éducatives rappelant la place primordiale des mères dans l’enseignement scolaire, religieux et moral de leurs enfants, ainsi que les bienfaits engendrés pour la société tels que l’aspiration universelle à la paix et à la concorde.
En octobre 1402, Christine se convertit à la philosophie et aux sciences suite à sa découverte du livre de Boèce, philosophe et homme politique latin du millénaire passé. Elle prend goût à l’Histoire, cette discipline n’étant alors pas encore considérée comme fondamentale dans les formations universitaires, et se servira de multiples anecdotes historiques dans ses textes postérieurs. Son goût pour la poésie ne s’étant jamais éteint, elle se spécialise dans la poésie savante et compose plusieurs pièces lyriques compilées dans Le Livre des cent ballades, qui marque ses premiers succès littéraires. Elle parle dans ses écrits de son deuil et de sa condition de femme, plus particulièrement de veuve isolée au milieu d’une cour royale hostile à ce mode de vie incongru. Les princes Jean de Berry et Louis Ier d’Orléans lui accordent alors leur protection et lui commandent de nouveaux textes. Prenant de l’assurance, elle élargit son registre et rédige des traités érudits portant sur la philosophie, la politique, la morale et le domaine militaire.
Durant la première décennie du XVème siècle, elle devient une écrivaine prolifique, renommée en France et en Europe. C’est durant cette période qu’elle rédige Le livre des fais et bonnes meurs du sage Roy Charles V, biographie du protecteur de son défunt père, ainsi que deux ouvrages la plaçant comme précurseure de la défense des droits des femmes : La Cité des dames et Le livre des trois vertus à l’enseignement des dames, tous deux écrits en 1405. La Cité des dames présente une société allégorique où trois figures, la Raison, la Droiture et la Justice, demandent la construction d’une cité métaphorique faite par et pour les « dames », celles-ci étant présentées comme des femmes dont la noblesse vient de l’esprit plutôt que de la naissance. Elle y redonne leur place à des figures féminines antiques inspirantes telles que les Amazones, les reines Frédégonde, Anne de Bourbon, Blanche de Castille ou Zénobie, l’héroïne romaine Clélie, la poétesse grecque Sappho, les déesses Junon, Minerve, Artémis ou Cérès, tout en mettant en avant les figures religieuses que sont la Vierge Marie, Marie de Magdala, la Reine de Saba et d’autres saintes et martyres. En complément de La Cité des dames, Le livre des trois vertus à l’enseignement des dames vise à tirer les leçons des actes vertueux de ces figures historiques ou mythologiques et à les enseigner aux femmes « de tous états », qu’elles soient vierges, mariées, veuves, célibataires, nonnes ou prostituées.
En 1418, la prise de Paris par les Bourguignons la convainc de se réfugier dans un couvent où elle demeure jusqu’à sa mort en 1430, un an après avoir écrit Le Ditié de Jeanne d’Arc, seul texte hommage consacré à la Pucelle d’Orléans de son vivant. Sa descendance, qu’elle a pris soin d’installer à la cour à travers son fils Jean de Castel, permet à son nom et à ses écrits de ne pas immédiatement tomber dans l’oubli. Malgré cela, les rééditions de ses textes ont parfois été attribuées à des hommes, certains copistes et éditeurs, notamment ecclésiastiques, ne concevant pas qu’une femme ait pu traiter d’autant de sujets d’érudition à son époque. Son nom sera effacé de l’histoire littéraire de France au cours du XVIIIème siècle pour n’être redécouvert qu’à la fin du XIXème siècle, ses textes faisant l’objet de récupérations politiques de tous bords et leur contenu étant déformé, mettant presque uniquement en exergue sa loyauté à la royauté française et son patriotisme. Il faudra attendre les années 1980, au cours de la deuxième vague féministe, pour que ses écrits soient redécouverts dans leur intégralité et servent d’inspiration à différents courants féministes.
On se souvient aujourd’hui peu de Christine de Pizan ; elle est cependant l’une des premières femmes à avoir contesté par écrit l’état naturel et immuable de l’inégalité des sexes, l’attribuant à l’éducation minimale reçue par les femmes de son temps et aux stéréotypes sexistes. D’après ses propres mots (traduits en français contemporain), « si la coutume était de mettre les petites filles à l’école, et que communément on les fit apprendre les sciences comme on fait aux fils, elles apprendraient aussi parfaitement et entendraient les subtilités de tous les arts et sciences comme ils font ». Bien que les opinions de Christine de Pizan adhèrent à la plupart des normes médiévales et malgré la nécessité de remettre ses écrits dans une perspective historique, les féministes contemporains retiennent de son œuvre sa dénonciation des violences masculines envers les femmes, notamment l’illégalité du viol, son utilisation du féminin pour les noms désignant des fonctions (encore débattue de nos jours), sa pratique constante de la sororité et sa lutte pour l’enseignement des filles. Elle est, surtout, la première femme à avoir vécu de sa plume et est, en cela, une figure de l’émancipation des femmes.
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