Emma Bovary ou « l’Insoutenable Légèreté de l’être »


Si l’on se souvient du procès qu’a eu Flaubert à la suite de la publication de Madame Bovary en avril 1857, de nos cours de littérature au lycée ou dans le supérieur, il n’en demeure pas moins qu’Emma nous attend toujours. On se souvient d’un contexte historique, d’un roman où Charles a des conversations « aussi plates qu’un trottoir de rue », qu’Emma est une femme  adultère, que Berthe est une enfant somme toute peu présente, que Fabrice Lucchini songe à Emma dans le film Gemma Bovery. Mais qui se souvient d’Emma avant d’être Madame Bovary ? Il me semble qu’il est temps de lui laisser la parole, de s’expliquer, de se faire comprendre.  

Emma est une fille placée au couvent, elle ne lit que des romances à l’eau de rose, des contes qui ne sont que fiction, mariage arrangé ? Quelle idée saugrenue ! Emma rêve, à travers la fenêtre, de vivre une vie princière, lit en cachette, n’écoute pas trop les doctes religieux. Somme toute, « elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. ».  

Emma espère donc n’être non pas le personnage principal mais n’être que la seconde, une femme sans trop d’importance qui attend son sauveur : après tout, pourquoi en serait-il autrement ? Mais la réalité fait tomber les masques, lors de sa première rencontre avec Charles, ce n’est pas lui le cavalier, c’est elle qui tient la cravache ! Et voici que tout son destin se trace de fil en aiguille, Emma est confuse, Charles n’est pas très bavard, son père la marie à un homme qu’elle connaît à peine et dont sa casquette l’agace.  

Emma semble alors piégée dans une vie qui ne lui convient guère, une vie bien lointaine des aventures merveilleuses qu’elle lisait dans son adolescence. Flaubert, toutefois, ne l’oublie pas, il va lui offrir la vie qu’elle espérait en lui créant, sur mesure, des aventures d’amant et d’amante. Il y aura d’abord Rodolphe, cet orgueil, cet homme qui ne pense qu’à lui, à son désir. Emma s’oublie avec lui, se laisse entraîner à travers la forêt sur le fameux cheval qu’elle espérait. Mais Rodolphe n’est pas son prince charmant, Emma n’a toujours pas compris que le personnage principal : c’est elle. Fin du premier adultère, Emma rentre dépourvue chez elle, retrouve son mari dont elle se moque, c’est l’inconditionnel retour à une réalité qui ne l’enchante pas. Puis, Emma repart, à bord du carrosse de Léon. Cet homme qu’elle trouvait d’abord trop jeune et puis, après tout pourquoi pas ? Ce sera toujours mieux qu’avec Charles. Mais là encore, Emma est déçue. Deux adultères et un mari au courant qui la laisse pourtant  revenir. Elle se terre dans sa chambre, regarde toujours par cette fameuse fenêtre. La voici encore enfermée mais cette fois-ci, c’est pire : elle a goûté à la liberté romanesque, la liberté de tous les possibles mais sa saveur est trop douloureuse pour un être tel qu’Emma. Elle se meurt à petit feu, se lamente, trouve Berthe laide, ne cherche même plus de sens à sa réalité. Elle refuse de vivre dans un monde sans émerveillement, sans excitation. Elle s’empoisonne alors à l’arsenic, meurt horriblement et Charles ne s’en remettra pas.  

N’est-ce pas dans cette mort qu’Emma devient la femme qu’elle devait fatalement être ?  N’est-ce pas par cette mort qu’elle devient, elle aussi, une grande dame ?  

Madame Bovary, c’est le drame d’une enfance mensongère, une enfance sucrée à l’arrière-goût amer. C’est le roman de tous les romans, la synthèse de tous les possibles irréels de la littérature, la conjugaison du rêve et de la réalité dans un corps de femme. Emma, c’est  l’adolescente qui cherche sa maturité dans les livres, c’est le personnage qui refuse de tenir son  rôle, qui s’échappe, s’enfuit, cavale, se brûle et fane. C’est la femme en devenir qui ne se réconcilie pas avec elle-même et se consume à coups d’espoir bafoué. C’est la mère qui n’a pas vécu avant d’avoir un enfant, l’épouse consommée sans être romanesquement aimée. Emma Bovary, c’est l’enfant, l’adolescente et la femme, qui refuse la légèreté de l’être réel, la trouvant et la rendant encore plus insoutenable qu’elle ne l’est déjà en menant une « vie-bovarysme » dans une « vie-bovaresque ». La mort d’Emma, c’est l’aboutissement d’un rêve, ce sont des yeux clos sur une vie décevante, c’est le franchissement de la fenêtre, l’accès à l’absolue liberté. 

© Sarah Bauerlé

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *