Les Grandes Dames en vacances


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Il y a cent ans de cela, jamais je n’aurais cru qu’il y aurait, là, sous mes yeux, à Nogent-sur-Seine, un musée à mon nom. Waouh ! Je rêve ! Si Rodin pouvait voir ça, il me dirait : « Je t’avais dit de croire en toi, parce que tu es une femme exceptionnelle. »

C’est dingue, complètement dingue ! Un musée avec écrit dessus « Camille Claudel » ? Comme quoi l’avenir nous réserve parfois des choses inattendues, comme quoi le rêve d’hier est la réalité d’aujourd’hui. Je me souviens que les débuts étaient difficiles, la pente était haute. J’ai gravi les montagnes, j’ai persévéré. Mais est-ce vraiment un accomplissement digne ?

Je suis à la fois fascinée et secouée par le spectacle. Par je ne sais quelle magie, me voici là, en chair et en os, dans un palais rempli d’œuvres, ces bouts de terre que j’ai autrefois sculptés de mes mains. Des demoiselles qui admirent mes œuvres sont saisies par La Valse, l’une de mes plus belles inventions, que j’ai mis près d’un an à réaliser. Un peu plus en retrait, un vieil homme prend quelques photos de Vertumne et Pomone, qu’il enverra sans doute à sa femme.

Lentement je me promène dans la salle, je redécouvre mes œuvres, j’ai l’impression d’être une impostrice, d’avoir perdu le lien. Et cette folle ambiance qui me chavirait jadis me paraît presque absurde. Tous ces gens me regardent, l’œil mauvais, à croire que je suis invisible. Ils me voient pourtant, ils me voient moi et ma coiffure frisée. Sans doute à leurs yeux ai-je l’air d’une folle. Cela ne me surprend pas, leur look est différent du mien. Si seulement ils savaient qui je suis. J’ai envie de monter sur l’estrade aux côtés de mon œuvre la plus aboutie, L’Implorante, et crier : « Sans moi vous ne serez pas réunis dans cette salle. Ce sont mes œuvres, et non celles de Rodin. Alors, regardez-moi deux secondes et donnez-moi la reconnaissance que je mérite. Lavez ma mémoire. » Bien sûr, avoir un musée en mon nom est déjà quelque chose, je ne dis pas le contraire. Cela me touche. Mais c’est insuffisant. Je sais que l’humain est un éternel insatisfait, et en cela, je n’échappe sûrement pas à la règle. 

Et puis il y a cet homme qui, lentement, s’approche. Il ressemble à un agent de sécurité ou quelque chose du genre. Il me dit :

— Que faites-vous ici, Madame ? Vous cherchez votre chemin ?

Dans ma tête, je pense : « Je vais où je vais, mon chemin est déjà tracé, Monsieur. »

— Non, j’admire ces magnifiques œuvres. Elles sont d’une pureté… D’ailleurs, qui en est l’auteur ?

— Le musée porte le nom de l’auteure. C’est une femme. Une certaine Claudel. Mais d’après ce qu’on dit, ce ne sont pas vraiment ses œuvres. 

Je sens la colère monter, une colère sourde qui me consume le cœur. Comment ose-t-il ? 

— Ah bon ! crie-je. C’est parce qu’elle était une femme que les gens disent ça. 

— Non, ce n’est pas que pour ça. J’ai lu quelque part qu’elle était la maîtresse de son mentor, Auguste Rodin, et en avait sans doute profité pour se faire passer pour un génie. Et d’ailleurs, elle était devenue folle, vous savez ? Elle a passé plus des vingt ans à l’asile où elle a fini par mourir…

L’homme, le ventre en avant, se tait quelques secondes pour reprendre haleine. Il poursuit :

— Je travaille ici, donc si vous avez des questions, n’hésitez pas.

— Non, ça ira. Merci à vous.

À cet instant, j’ai le vertige. La terre tremble sous mes pieds. Suis-je donc une femme oubliée ? La question me déchire. Il faut que je sorte d’ici, et vite.

Alors que nous passons devant le musée Camille Claudel à Paris, nous voyons la grande sculptrice sortir. Ses traits, marqués par le génie et la souffrance, sont tirés. Elle semble pensive, presque mélancolique, malgré l’honneur qui lui est rendu. « Camille », murmure Simone, « même avec ton nom sur ce musée, le poids de l’oubli et de la reconnaissance tardive te pèse encore. » 

Dans un coin tranquille du Panthéon oublié de l’histoire, je contemple le monde d’aujourd’hui avec une amie de longue date, Simone Veil. Nous avons vécu des vies de combats et de sacrifices, mais aujourd’hui, il semblerait que nos noms se soient dissous dans les pages poussiéreuses des livres d’histoire. Pourtant, nos œuvres, nos luttes, continuent de résonner avec ce monde qui nous semble si étranger, lointain.

Nous nous promenons dans les rues de Paris, de Fort-de-France, de Kinshasa. Effacées aux yeux de ceux qui nous entourent, nous voyons les traces de notre passage, indélébiles. Les passants marchent vite, absorbés par leurs vies, leurs préoccupations, leurs miroirs sur le monde. Ces petits appareils nous intriguent. Je me demande souvent à quoi ils servent, pourquoi les gens les regardent si intensément.

Paris est fascinante. Ses coins de rue, ses monuments, sont chargés d’une histoire, d’une culture. Les boulevards majestueux, les cafés animés, les librairies anciennes, la NRF… Je suis en admiration devant cette ville qui a tant inspiré mes écrits, nourri mes idées. Simone, avec son élégance naturelle, ses cheveux courts argentés et son regard vif, semble déboussolée. Elle observe la frénésie moderne avec perplexité. « Paulette Nardal, qu’est-ce que c’est que ce monde ? Ces gens ne se parlent plus, ils ne se regardent même plus », dit-elle, déconcertée.

À Fort-de-France, ma ville natale, une affiche sur un mur clame fièrement « Black Is Beautiful ». Je souris. Ce slogan, emblème de la fierté noire, me rappelle les discussions passionnées dans les salons littéraires de la Rue Hébert, où la Négritude a pris racine. Je ressens un profond amour pour cette ville, ses marchés colorés, ses rues animées, et cette chaleur humaine qui m’a toujours enveloppée. En passant devant une rue qui porte mon nom, je ne peux retenir mes larmes. Voir cette reconnaissance, même discrète, me touche profondément. Ces souvenirs de mon enfance, les odeurs de cuisine créole, les chants traditionnels, tout cela est gravé en moi.

À Kinshasa, sur une place, des jeunes tiennent des pancartes : « Liberté, égalité, fraternité ». Un clin d’œil à des valeurs que Simone a défendues avec tant de ferveur. Je la regarde et je sais qu’elle pense à son combat pour la légalisation de l’avortement, un acte de bravoure qui a changé tant de vies. Elle me dit, un peu triste : « Paulette, je reconnais ces mots, mais ce monde… il va si vite, je me sens dépassée. » Là, un jeune écrivain est assis sur un banc dans un parc, en train de griffonner furieusement dans un cahier, encre et sueur à la main. Il écrit un roman sur moi, avec une passion qui brille dans ses yeux. Cette dévotion, cette admiration, m’emplit de gratitude. Nos histoires continuent de vivre à travers ceux qui les racontent.

Les luttes que nous avons menées ne sont pas terminées. Elles ont simplement pris de nouvelles formes. Nous ne sommes peut-être plus au premier plan, nos noms peut-être oubliés par beaucoup, mais nos idéaux continuent de vivre dans chaque acte de courage, dans chaque pas vers l’égalité et la justice.

Alors que nous nous éloignons, je vois une jeune fille au coin de la rue, un livre à la main. C’est une biographie de Simone. Je souris. Nous ne sommes peut-être pas visibles, mais nous ne sommes pas disparues. Nous sommes là, dans les cœurs et les esprits de ceux qui continuent de se battre pour un monde meilleur.

Et cela est notre plus grande victoire.

©Steve Aganze & ©John Elongo

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