Si la production littéraire contemporaine trouve en Virginie Despentes un phare pour toute une génération d’autrices, la place des femmes dans la modernité s’est taillé une place timide, tout d’abord par le biais de George Sand, que la critique qualifie parfois de protoféministe. En effet, le féminisme en littérature n’a pas de date de naissance fixe puisqu’il s’agit d’un concept moderne.
Dès le XVe siècle, Christine de Pizan écrivait La Cité des Dames, un ouvrage qui combat les préjugés contre les femmes et valorise leur place dans la société, du moins d’une société privilégiée. Il ne s’agit pas encore de défendre toutes les femmes.
Il en est de même pour la mentalité véhiculée par les sœurs Brontë ou Jane Austen qui donnent à voir des soucis de femmes aisées ou qui ne sortent pas du cadre de l’hétérosexualité.
On oublie parfois une autrice de grand talent du siècle dernier. Renée Vivien, de son vrai nom Pauline Mary Tarn, était une poétesse britannique de langue française qui a marqué la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Elle s’inscrit tout d’abord dans une forme de francophonie.
Souvent surnommée « Sappho 1900 », Renée Vivien est une figure emblématique du mouvement saphique et elle a laissé une empreinte indélébile dans la littérature française. Née à Londres en 1877, elle a vécu une vie riche en expériences grâce à son héritage qui lui a permis de mener une existence de bohème, fréquentant les salons littéraires et les cercles artistiques de Paris. Elle décédera prématurément en 1909 à l’âge de 32 ans d’une gastrite chronique due à ses excès de consommation d’alcool.
Son œuvre, essentiellement poétique, est caractérisée par un style sensuel, souvent empreint de mélancolie et d’une certaine noirceur en même temps que des renvois réguliers à l’Antiquité. Elle y explore des thèmes tels que l’amour lesbien, la mort, la nature et la beauté féminine. Parmi ses poèmes les plus connus, l’on peut citer « Une femme m’apparut » et « La Dame à la louve ».
Là où George Sand et Sarah Bernhardt avaient troublé les stéréotypes de genre en portant chemise et pantalon ou en laissant entendre, pour Sarah Bernhardt, une amitié proche de l’homosocialité ou du rapport amoureux, Renée Vivien va plus loin en étant l’une des premières poétesses à exprimer ouvertement son homosexualité dans son œuvre. Elle a ainsi contribué à faire avancer la cause des femmes et à défendre la liberté de choix. Quoique son œuvre ait été diversement interprétée au fil du temps, si elle est aujourd’hui reconnue comme une figure majeure de la littérature lesbienne, elle a également été l’objet de nombreuses controverses et reléguée au rang de simple curiosité littéraire.
Par son investissement personnel dans la lutte, on peut se demander pourquoi Renée Vivien n’est pas reconnue à sa juste valeur par le grand public.
La poétique de Renée Vivien se définit par plusieurs aspects clés. Tout d’abord, il s’agit d’une écriture centrée sur le lesbianisme et l’amour entre femmes. Vivien fait du lesbianisme, je cite Camille Islert, un « socle de redéfinition poétique », utilisant ce thème pour renouveler la tradition lyrique grecque de Sappho.
En comparaison de certains auteurs qui l’ont précédée, le maillage textuel et intertextuel de Renée Vivien se montre complexe. Son œuvre repose sur un réseau dense de citations, parodies, fausses références et esthétiques multiples, créant un tissage littéraire sophistiqué.
Du point de vue de l’écriture en elle-même, la subversion des codes poétiques traditionnels est à l’ordre du jour. Vivien inverse le regard masculin dominant, et propose une nouvelle mythographie décadente, réécrivant notamment les récits antiques et bibliques d’un point de vue féminin. D’une certaine façon, Vivien déconstruit et reconstruit avant l’heure.
À la déconstruction du mythe s’ajoute un jeu sur les identités et les masques, qui renvoie à l’idée de fluidité qu’on retrouve chez Butler ; ici, il s’agit d’une fluidité de l’identité poétique. Vivien utilise différents pseudonymes et joue avec les apparences, dissimulant un discours radical dans les marges de son œuvre.
Renée Vivien s’inscrit dans cette poésie de la remise en cause de l’écriture elle-même, qui atteindra son paroxysme avec le surréalisme et la poésie contemporaine. De la même façon que Corbière jouait avec les rythmes et les thèmes, Renée Vivien crée une esthétique du mélange et de l’ambiguïté. Sa poésie mêle harmonie et discordance, explore la sensualité féminine tout en la parodiant, et oscille entre différents styles.
Bien avant Rupi Kaur, Renée Vivien refuse les stéréotypes sur l’écriture féminine, rejetant l’association entre femmes, fleurs, nature et spontanéité dans l’écriture. Non, l’écriture est un acte éminemment politique et existentiel, c’est une méditation sur l’acte d’écriture lui-même.
Mais laissons parler l’artiste dans ce poème que j’ai choisi dans le prolongement de celui de Sappho et qui porte le même titre : À la femme aimée, de Renée Vivien dans son recueil Études et préludes.
Lorsque tu vins, à pas réfléchis, dans la brume,
Le ciel mêlait aux ors le cristal et l’airain.
Ton corps se devinait, ondoiement incertain,
Plus souple que la vague et plus frais que l’écume.
Le soir d’été semblait un rêve oriental
De rose et de santal.
Je tremblais. De longs lys religieux et blêmes
Se mouraient dans tes mains, comme des cierges froids.
Leurs parfums expirants s’échappaient de tes doigts
En le souffle pâmé des angoisses suprêmes.
De tes clairs vêtements s’exhalaient tour à tour
L’agonie et l’amour.
Je sentis frissonner sur mes lèvres muettes
La douceur et l’effroi de ton premier baiser.
Sous tes pas, j’entendis les lyres se briser
En criant vers le ciel l’ennui fier des poètes
Parmi des flots de sons languissamment décrus,
Blonde, tu m’apparus.
Et l’esprit assoiffé d’éternel, d’impossible,
D’infini, je voulus moduler largement
Un hymne de magie et d’émerveillement.
Mais la strophe monta bégayante et pénible,
Reflet naïf, écho puéril, vol heurté,
Vers ta Divinité.
Recommandations bibliographiques :
Nicole G. ALBERT, Renée Vivien, un discours à/de la marge, Colloques fabula, Théorie littéraire féminine à la Belle Époque, 2023.
PERRIN, Marie, Renée Vivien, le corps exsangue : De l’anorexie à la création littéraire, Éditions L’Harmattan, 2003.
Nicole G. ALBERT et Brigitte ROLLET, Renée Vivien, une femme de lettres entre deux siècles (1877-1909), Éditions Honoré Champion, 2023.
ISLERT, Camille, Renée Vivien : une poétique sous influence ?, Presses universitaires de Lyon, coll. « Des deux sexes et autres », 2024.
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