Elsa Barraine, une artiste du « temps »


Que veut dire le temps, en musique ? La barre de mesure ? Le rythme ? La respiration ? Le temps de monter sur scène ? Le temps qui passe et qui compresse la création artistique ? Ou tout simplement jouer avec son temps ?

« Il y a la croûte à gagner. Il y a le travail de la maison à faire, pour une compositeur femme plus particulièrement. Il y a un tas de choses qui boulottent votre temps. […] Je n’aurai jamais le temps pour réaliser un certain nombre de choses que je voudrais faire. Par exemple, je voudrais me mettre à faire de la musique à 12 tons. C’est toute une technique, il faudrait que je m’y mette, que je la travaille, il faudrait que je le fasse, mais je n’ai pas le temps ! » (1)

Le 29 juin 1929, à l’âge de 19 ans, Elsa Barraine remporte le Grand Prix de Rome. Elle est la quatrième femme à recevoir ce prix ; sa carrière s’envole, et elle devient ainsi une des compositrices les plus respectées de sa génération. Devant elle : l’infini, le temps, la musique.

Pourtant, qui se souvient d’Elsa Barraine ?

Résistante, musicienne engagée, elle ne cessera de composer pour son temps. Et son temps, c’est celui du XXème siècle, de la montée du nazisme, puis de l’avènement du communisme.

Née en 1910 d’un père violoncelle solo à l’Opéra de Paris et d’une mère pianiste, elle fait ses armes au Conservatoire. Élève de Paul Dukas (compositeur de l’Apprenti sorcier), elle montre très tôt un goût et une habileté pour la théorie musicale, en remportant, encore adolescente, le premier prix d’harmonie au Conservatoire, et deux années après, les premiers prix de contrepoint et de fugue. Étoile montante, guidée par son professeur, elle soumet une première partition, Héraclès à Delphes, au Prix de Rome, mais ne se démarquera qu’une année plus tard, en 1929, pour gagner haut la main le Grand Prix de Rome avec La Vierge guerrière, sa nouvelle cantate. C’est grâce à cette réussite qu’elle rejoint le cercle très prisé des compositeurs en résidence à la Villa Médicis pour trois ans.

Alors que d’autres verront à Rome ses musées, ses musiciens, ses peintres, ses écrivains, Elsa Barraine verra, elle, la montée du fascisme. Elle en sera témoin en Italie et en Allemagne, où elle suivra avec inquiétude, étant d’origine juive, l’arrivée au pouvoir du nouveau parti Nazi.

À travers sa musique, Elsa Barraine se sera battue sans relâche pour ses origines juives : elle compose en 1934 Pogromes, une pièce pour orchestre, mais aussi des chants hébraïques, et plusieurs préludes et fugues pour orgue inspirés de prières juives. Son autre combat : composer une réponse ferme à la politique française aux lendemains des Accords de Munich. En 1938, elle crée sa deuxième symphonie, qu’elle nommera Voïna (« guerre » en russe), et intègre le Parti Communiste Français.

À l’aube de la guerre, son père est licencié de l’Opéra et elle perd sa place de chef de chant à l’Orchestre National de la RTF. Elle rejoint alors la résistance, et son activisme se manifestera encore plus lorsqu’elle participera à la création du Front National des Musiciens, dont les objectifs lui tiennent à cœur : jouer la musique interdite, et soutenir les musiciens juifs. Elle échappera de peu à la Gestapo venue l’arrêter à son domicile, ayant été alertée par sa concierge. C’est dans la clandestinité qu’Elsa Barraine prend le nom de Catherine Bonnat et vit les derniers mois de l’Occupation.

La libération sonne l’heure de gloire de sa musique.

Le temps de l’après-guerre est pour Elsa Barraine un temps de création et de reconnaissance inégalé. En plus d’être une compositrice acharnée, elle écrit. Journaliste dans les journaux L’Humanité et Ce soir, elle noircit des pages de son encre musicale, et se dévoue à ses idéaux de liberté et d’émancipation. Son activisme grignote son temps de composition, mais elle n’aura cessé de soutenir l’idée que la musique doit être au service de la société.

Après un désaccord avec ses amis communistes, elle quitte le parti et reçoit alors moins de commandes. Ses compositions ne se tarissent pas pour autant et son esprit, occupé à transmettre, à se battre, encore et toujours, gagnera des générations d’étudiants dans sa classe du Conservatoire de Paris. En effet, en 1969, elle prend la suite d’Olivier Messiaen dans la classe d’analyse au Conservatoire, et forme grand nombre de musiciens érudits.

De nouveau du temps à soi.

À la retraite en 1975, elle compose moins, mais trouve une liberté nouvelle dans le voyage. Elle occupe les dernières années de sa vie à visiter l’URSS, pays qui la fascine. Sa foi marxiste perdure jusqu’à sa mort, en 1999. Malgré l’oubli de son œuvre pendant quelques décennies, de grands chefs d’orchestre, avec l’aide des mouvements féministes, redonnent ses pièces en concert, notamment sa deuxième symphonie, jouée très récemment par l’Orchestre National de France en septembre 2024.

Car c’est par une Voïna qu’Elsa Barraine s’est imposée à son temps.

(1) : Elsa Barraine au micro de Georges Charbonnier, 1954 (source : Radio France)

 © Marie Jérémie

Correctrice : Clémence Amigou

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