Marguerite Yourcenar : Mémoires d’une immortelle 


Vous savez, on dit souvent que l’on écrit pour soi, pour ses propres besoins, pour guérir ses  propres blessures. Je n’ai jamais cru à cette idée romantique de l’écrivain qui soigne ses plaies  avec ses mots, qui se balade, seul, dans des sentiers battus, son carnet en main, ses pensées  ailleurs, des rêves plein les yeux, des mystères dans ses sillages, prêt à dompter ses cauche mars. J’ai écrit pour m’ouvrir, pour comprendre le monde et en sonder les mystères. Mes  œuvres ne sont pas des confessions, seulement des tentatives d’explorer l’humain à travers ses  histoires, à travers ses échecs, et ses triomphes, in fine. Ce qui m’intéresse, ce sont les liens  qui tissent les époques, les peuples et les civilisations. J’ai voulu donner une voix à ceux qui,  souvent, n’en ont plus. Hadrien , par exemple, est mort depuis des siècles, mais il avait encore [1] tant à dire sur la condition humaine (il a volontiers laissé Malraux lui emprunter ce titre).  

Je sais, je sais, certains disent que je me suis trop éloignée de mon temps, que je suis allée  chercher trop loin des personnages morts depuis des millénaires, pour paraître érudite, amoureuse du fameux « c’était mieux avant ». Jeune homme, réponds moi : que reste-t-il d’autre à  faire quand la banalité vous serre la gorge ? Les hommes de mon siècle ont voulu dominer le  monde avec des machines ; moi, j’ai préféré parler aux fantômes, n’est-ce pas ? Je me suis ins tallée dans la Rome d’Hadrien pour mieux voir, pour scruter les résonances de notre propre  temps dans la chair d’un empereur fatigué, mourant, éteint. Que de nuits ai-je passées à dialoguer avec Hadrien, comme si j’étais celle à qui il aurait pu tout dire. Détrompe toi, je ne l’ai jamais contraint. Il parlait, et je n’étais qu’un canal, une passeuse entre ses murmures et le  bruit de notre temps, voilà.  

Puis, il y a eu Zénon , cet autre frère d’exil. Ah, Zénon… persuadé de pouvoir s’approcher [2] du ciel à force de science et de raison. Lui aussi, un homme d’avant-garde, qui ne se résout  jamais à la petitesse des autres. Je l’ai inventé, certes, mais il est de ceux qui existent sans jamais avoir eu besoin d’os, de sang et de chair. Peut-être qu’il est né d’une part de moi, de cette  incapacité à accepter les frontières que l’on nous impose.  

À quoi bon parler de moi, quand mes livres parlent pour moi depuis longtemps ? Tu sais,  jeune écrivain rêveur et ambitieux, je n’ai jamais voulu que l’on se souvienne de Marguerite  Yourcenar, je ne suis que le pont entre des mondes. J’ai vécu mille vies en écrivant, et aucune  d’entre elles ne m’appartient vraiment. Écrire, c’est s’incruster dans les pensées, dans l’inti 

mité, dans les croyances des autres, et, à force, on finit par s’oublier, voilà pourquoi les écrivains se suicident : ils souffrent que le monde souffre autant. Si j’ai un rôle à jouer, c’est celui  de témoin. Témoigner que la littérature n’est pas cet ornement dont se parent les esprits paresseux, mais un acte, un geste qui vise l’éternité. Écrire, c’est se faire démiurge, recréer la vie  dans toute sa splendeur et sa misère, et espérer qu’un jour, quelqu’un, quelque part, retrouvera  dans un passage, une phrase, l’ombre de sa propre existence. Felix qui potuit rerum cognos cere causas . [3] 

Il y a eu ce jour… où l’on m’a appelée, où l’on m’a dit que j’étais « la première ». La première femme à entrer sous la « Coupole ». Ah, l’Académie française… bastion de marbre,  élevé par et pour les hommes, comme tant d’autres institutions, finalement. J’aurais pu refuser, tant d’autres femmes l’auraient fait avant moi, par fierté, par orgueil, par dédain, ou simplement pour ne pas entrer par la porte que l’on ne m’avait jamais véritablement ouverte. J’ai  accepté. Pas pour briller. Pas pour m’asseoir dans ce fauteuil prestigieux – qui d’ailleurs, de  fauteuil, n’a que le nom. J’ai accepté parce qu’il était temps. Il était temps que le féminin  s’inscrive dans ces murs de pierre et de tradition, parce que nos voix aussi, les voix des  femmes, ont sculpté cette langue que tant d’hommes vénèrent. Toi y compris, petit malin.  

Marguerite Duras aurait pu y entrer avant moi, Colette avec sa sensualité, Simone, Anna de  Noailles, méritaient tout autant cet honneur.  

Ta charmante collègue te le dira, être la première femme dans une assemblée de quarante  hommes, ce n’est pas une victoire, c’est une tâche. Lourde. Insoluble. Un rôle imposé. Lors qu’ils m’ont élue, ce n’est pas « Marguerite Yourcenar » qu’ils ont reçue. Ils ont élu l’idée  qu’ils se faisaient de la femme écrivain, la femme qui savait parler la langue des empereurs et  des alchimistes, la femme qui s’inspirait de ses amours extra-coïtaux dans des secrets jardins,  celle qui rougissait à l’hémistiche de chaque vers de Verlaine dans Romances sans paroles . [4] Ils m’ont accueillie parce que j’étais plus qu’une femme, en quelque sorte. C’est là toute l’ironie de la chose, n’est-ce pas ? Il leur fallait une femme qui ne menace pas leur conception du  pouvoir, une femme dont la plume, bien que ferme, ne grifferait pas trop leurs certitudes.  

Je n’ai jamais été dupe. Je savais que ma présence là-bas serait perçue comme un phylactère  pour toutes les femmes qui rêvaient d’écrire. Le premier pas vers une reconnaissance plus  large, peut-être. Mais je ne me suis jamais bercée d’illusions : l’Académie n’a pas changé  d’un coup, pas plus que le monde autour de nous. J’étais, pour eux, une sorte de curiosité, une  étrangère dans leur cercle si sélect. J’ai pris cette place pour toutes celles qui viendraient  après, pour que le chemin soit un peu moins escarpé. Tu vas prendre ma main dans la figure  avec tes insinuations, je ne suis pas une martyre.  

Le problème n’a jamais été l’Académie elle-même, non. Ce sont les attentes du monde,  cette manie que l’on a de juger une femme, non pas sur ses œuvres, mais sur sa capacité à  s’imposer dans un milieu masculin, que c’est d’une tristesse. J’ai toujours refusé ce combat.  Ce qui m’intéressait, c’était de participer à cette vieille institution de la langue française pour  continuer à enrichir cette langue que j’ai tant aimée, à ma façon, sans m’excuser d’être là. Ce  fauteuil, je l’ai pris comme un espace de dialogue, un café littéraire, pas comme un trône de  conquête. Moins encore un trône de fer.  

Car être une femme dans ce monde, vous le savez bien, c’est naviguer entre les regards, les  jugements, les contradictoires attentes. D’un côté, on vous dit que vous devez prouver votre  valeur, de l’autre, on vous reproche de ne pas être assez douce, assez discrète. Laissez moi  rire. J’ai refusé d’être l’une ou l’autre. J’ai refusé d’entrer dans cette mascarade. J’ai écrit mes livres avec la rigueur de Némésis , sans me soucier de ce qu’ils diraient de moi. Femme, [5] homme, cela m’importait peu. Je ne me sentais ni au-dessus ni en-dessous de cette question.  

Écoutez-moi, vous deux, je sais ce que cela signifie. Quand j’ai passé cette porte, je n’étais  pas seule. Derrière moi, il y avait toutes ces femmes que l’on n’a jamais écoutées, toutes  celles dont les voix n’ont jamais franchi les murailles de l’histoire. Je n’ai jamais prétendu  parler pour elles, je ne me suis jamais donné ce rôle, néanmoins, je savais que cette entrée  marquait quelque chose. Et si je suis restée debout, la tête haute, c’est parce que je savais  qu’un jour, d’autres femmes viendraient pour simplement faire partie de cet ordre des choses,  comme il aurait toujours dû en être ainsi.  

Aujourd’hui, je regarde cette Académie, avec ses quarante fauteuils figés dans le temps, et  je me demande ce qu’ils signifient vraiment. Le monde autour de nous change si vite, et pour tant, ces hommes en habits verts persistent à croire que la langue est un royaume immuable,  immarcescible. La langue, postremo, est bien plus vivante que ceux qui prétendent la protéger.  Elle coule, elle change, elle échappe, elle vibre. Je suis venue, simplement, pour apporter ma  pierre à cet édifice. Une pierre différente peut-être, mais qui s’inscrit dans cette continuité.  

J’aurais pu écrire sur moi, sur mes combats, sur ma condition de femme. Cela aurait été réducteur. Parce qu’au fond, ce que je suis n’importe pas. Ce qui compte, ce sont les œuvres, les  idées, ces mots qui traversent le temps. Je ne me suis jamais considérée comme une pionnière,  ni comme une porte-parole. Je suis une femme qui a écrit, une femme qui a cru que la littérature pouvait ouvrir des fenêtres sur l’éternité. Que ce soit sous la Coupole de l’Académie  française ou dans la solitude de ma table de travail, j’ai cherché à aller au-delà des apparences, à atteindre ce que nous avons tous en commun, au-delà des genres, des époques, des  croyances : la soif de liberté.  

Le fait d’être une femme à l’Académie, cela a marqué les esprits, je le sais. Mais ce qui  m’importe, ce n’est pas d’avoir été la première femme élue. Ce qui m’importe, c’est d’avoir  contribué, même un peu, à cette grande aventure qu’est la langue française. Une aventure où  les femmes, les hommes et les étoiles ont leur place, comme des participants égaux, légitimes,  indispensables, fraternels.

Et maintenant, que reste-t-il ? Des livres, des idées, des fragments d’une vie. Peut-être, un  jour, se souviendra-t-on de moi comme de cette femme qui a parlé à Hadrien, qui a exploré les  méandres de l’Histoire avec une rigueur presque scientifique, mais aussi avec une dilection  ineffable pour les êtres. Ou peut-être que l’on oubliera tout cela, et ce sera bien aussi. Car ce  qui compte vraiment, ce ne sont pas les honneurs, les titres, ou les fauteuils. Ce qui compte,  c’est que la littérature continue de vivre, de respirer, d’éclairer nos chemins. Et pour cela, il  n’est pas nécessaire d’être assis sous une Coupole. Il suffit d’avoir la foi, non pas en soi même, mais en la force des mots et en celle des choses.  

[1] :« Les Mémoires d’Hadrien », roman sous forme d’une autobiographie fictive de l’empereur romain Hadrien,  œuvre marquante de la littérature française, publiée en 1951. 

[2] :  L’Œuvre au noir », deuxième roman de Marguerite Yourcenar, publié en 1968, raconte l’histoire fictive de  Zénon Ligre, un savant et alchimiste du XVIe siècle.

[3] : « Heureux celui qui connait la fin des choses », citation attribuée à Virgile.

[4] : Recueil reconnu pour sa sensibilité.

[5] : Déesse de la justice divine dans la mythologie grecque, souvent associée à la rigueur.

© Steve Aganze  
Correctrice Stephanie.cstlr

  

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