Lorsqu’on parle de la dixième Muse, on évoque, chez les Anciens, une figure féminine mystérieuse qui n’est autre que Sappho. Cette poétesse du VIIe-VIe siècle av. J.-C. était, dit-on, à la tête d’une école pour jeune fille sur l’île de Lesbos, d’où elle serait originaire. Bien entendu, toutes ces informations sont postérieures à l’époque de la composition de ses poèmes.
D’ailleurs, seul son Hymne à Aphrodite subsiste dans sa forme entière. Dans cette prière, la poétesse implore la déesse d’intervenir dans sa vie amoureuse et de lui ramener la personne aimée. L’ode utilise un langage imagé et évoque les tourments d’un amour non partagé. Si l’on entend très peu parler d’elle dans nos cours de littérature aujourd’hui, elle est tout de même très présente dans nos quotidiens. En effet, Sappho est foncièrement associée aux débats autour des préférences sexuelles, elle donne d’ailleurs son nom au terme « saphique » qui endosse une définition peut-être plus méliorative, du moins littéraire, d’une relation entre deux femmes.
Toutefois, Sappho s’inscrit dans une tradition littéraire assez contradictoire : elle se situe entre les deux horizons que sont la critique et l’histoire littéraires. Certains aimeraient voir en elle une pseudo-identité, un fantôme derrière lequel écrirait un homme.
D’autres masculinisent ces textes avant la reconstitution de ses fragments au féminin. Par ailleurs, cette même ambivalence est toujours présente dans un passé plus proche de la mémoire de Sappho. On pense notamment à Paul Verlaine, qui lui a permis un nouvel éclat lorsqu’il a publié ses poèmes dans le recueil Les Amies, se composant comme une suite de six poèmes érotiques, sous le pseudonyme de Pablo-Maria de Herlanes. Pseudonyme incluant la pluralité genrée de son auteur comme l’affirmerait volontiers la critique littéraire.
Le poème le plus connu de Sappho concernant le témoignage de son orientation amoureuse est le fragment À une femme aimée :
Il me paraît égal aux dieux celui qui, assis près de toi doucement, écoute tes ravissantes paroles et te voit lui sourire ; voilà ce qui me bouleverse jusqu’au fond de l’âme.
Sitôt que je te vois, la voix manque à mes lèvres, ma langue est enchaînée, une flamme subtile court dans toutes mes veines, les oreilles me tintent, une sueur froide m’inonde, tout mon corps frissonne, je deviens plus pâle que l’herbe flétrie, je demeure sans haleine, il semble que je suis près d’expirer.
Mais il faut tout oser puisque dans la nécessité…
(Traduction par Ernest Falconnet, Les Petits poèmes grecs, Texte établi par Ernest Falconnet, Louis-Aimé Martin, Desrez, 1838)
Si le poème est incomplet, il en dit suffisamment sur la conception antique de l’amour. Dès lors, le sentiment amoureux passe par la vue et inocule le mal d’amour dans le corps de la personne touchée par le faisceau visuel. Cette conception traversera les siècles, en passant par la philosophie (on pense notamment au Banquet de Platon), jusqu’à nos jours : combien de films mettent en avant un coup de foudre au premier regard, et combien de livres reprennent ce topos ! Pensons à Flaubert, dans son roman L’Éducation sentimentale lorsque Madame Arnoux rencontre Frédéric pour la première fois, ce ne sont pas leurs corps qui se meuvent mais bel et bien leur regard, la phrase est claire : « Et leurs yeux se rencontrèrent. ».
Moins romantique peut-être, l’Aurélien d’Aragon lorsqu’il rencontre Bérénice : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. ». La vue est déterminante dans la façon de concevoir le discours amoureux, de mettre en scène une romance sans paroles entre deux protagonistes et Sappho est sans aucun doute l’une des précurseurs de ce mouvement.
Ce poème initie également une autre tradition qui nous renvoie directement au sentiment féminin. L’effet d’excitation sensorielle supposément éprouvé par la poétesse sera repris par une poétesse du XVIe siècle, Louise Labé, dans un célèbre poème éponyme au premier décasyllabe :
Je vis, je meurs, je me brûle et me noie,
J’ai chaud extrême en endurant froidure,
La vie m’est trop molle et trop dure.
J’ai grands ennuis entremêlés de joie.
Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint lourd tourment j’endure ;
Mon bien s’en va et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.
Ainsi Amour inconstamment me mène
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis, quand je crois ma joie être certaine
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.
Les deux poétesses partagent ainsi une conception personnelle du désir qui, pour la critique, est propre à l’émotion féminine et non au male gaze. Ce désir est cyclique et les fait flirter avec la peur, l’envie, le plaisir et une profonde tristesse. Si Sappho nous a si bien écrit le désir, Louise Labé nous a en donné la fin : celle de la petite mort qui suit l’orgasme.
Si l’on ne peut raisonnablement être certain de rien au sujet de la vie de Sappho, l’on peut néanmoins voir dans son écriture une preuve résolument moderne de la présence d’une poésie homosexuelle antique et féminine. La société grecque était peut-être misogyne, mais Sappho fait partie de ces exceptions qui nous laisse penser que le désir n’est pas absolument masculin.
©Benjamin Demassieux
DE CHANTAL Laure, Les Neuf vies de Sappho, Belles Lettres, 2023.
SAPPHÔ, Odes et fragments, Poésie Gallimard, 2005.
GUILLEMETTE Aurore, CLAUSE Aurélien, Sapphô, l’éternelle amoureuse, Synchronique Gilgamesh, 2018.
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