« Une femme descend au plus secret de soi, et elle raconte avec une sincérité intrépide, comme s’il n’y avait personne pour l’écouter », écrit Simone de Beauvoir en préface de La Bâtarde. La sincérité intrépide, une littérature de la grande transparence, c’est, en effet, un élément central du travail de Violette Leduc. Celle qui va au plus profond dans l’authenticité explique : « Je me griffe et je me scandalise moi-même. Et c’est terrible, parce que plus je me scandalise plus j’ai peur du qu’en-dira-t-on. Et c’est terrible aussi parce qu’une feuille blanche c’est pour moi la générosité même, l’impunité, l’indulgence, je peux tout dire sur ma feuille, mais dès que c’est dit, j’ai peur de regarder mes voisins ouma concierge parce que j’imagine qu’ils lisent ma feuille noircie sur mon visage, dans mon dos, dans mes cheveux, au bout de mes ongles. Pendant que j’écris, je me donne à fond, aussitôt que j’ai écrit je n’y pense plus, ça fait partie du tran-tran, ça fait partie du quotidien, je ne cherche pas à m’imposer, je cherche à faire mon travail, c’est tout. Il faut raconter ce qui est, si on entreprend une biographie, il faut y aller à fond, si on n’y va pas à fond, c’est vraiment tricher. » [1]
Les écrits de Violette Leduc lui valent l’admiration de ses pairs, Albert Camus, Jean Genet, Simone de Beauvoir… mais assez peu l’aval du public, heurté par son œuvre transgressive. Thérèse et Isabelle, par exemple, première partie de Ravages et texte largement autobiographique qui décrit les découvertes sexuelles de deux jeunes femmes qui tombent amoureuses l’une de l’autre, est censuré. Même Simone de Beauvoir, pourtant fidèle alliée de Violette Leduc, écrit : « Quant à publier ça, impossible. » [2] Au début des années 50, écrire la sexualité lesbienne relève encore très largement de l’impensable, ce qui n’est pas le cas des récits homosexuels masculins comme ceux de Genet, par exemple. La publication tardive de Thérèse et Isabelle en 1966 introduit un univers sensuel féminin cru, saccadé et absorbant. « Thérèse » — Violette en réalité — relate sans filtre, trois nuits d’amour avec Isabelle, une autre collégienne d’un pensionnat de province, tout en lyrisme et poésie.
« J’entrai chez elle avec ma lampe de poche que je tenais comme on tient un missel.
— Ôtez votre vêtement, dit Isabelle.
Elle se tenait sur un coude, sa chevelure pleuvait sur son profil.
— Ôtez votre vêtement, éteignez.
J’éteignis ses cheveux, ses yeux, ses mains. Je me dépiautais de ma chemise de nuit. Ce n’était pas neuf : je dévêtais la nuit des premiers amants.
— Qu’est-ce que vous faites ? dit Isabelle.
— Je traîne.
— Venez !
— Oui Isabelle, oui.
Elle piaffait dans le lit pendant que par timidité je posais nue pour les ténèbres.
— Mais qu’est-ce que vous faites ?
Je me glissai dans son lit. J’avais eu froid, j’aurais chaud.
Je me raidis, je craignis de froisser sa toison. Elle me forçait, elle m’allongeait sur elle ; Isabelle voulait l’union dans la peau. Je récitais mon corps sur le sien, je baignais mon ventre dans les arums de son ventre, j’entrais dans un nuage. » (p 63)
« Soudain, tout changea. Deux doigts contrariants me visitaient. Que la caresse est magistrale, que la caresse est inévitable… Mes yeux clos écoutaient : le doigt effleurait la perle, le doigt attendait. Je me voulais spacieuse pour le seconder.
Le doigt royal et diplomate avançait, reculait, m’étouffait, commençait à entrer, vexait la pieuvre dans mes entrailles, crevait le nuage sournois, s’arrêtait, repartait, attendait près des viscères. Je serrais, j’enfermais la chair de ma chair, sa moelle et sa vertèbre. Je me dressai, je retombai. Le doigt qui n’avait pas été blessant, le doigt venu en reconnaissance sortait. La chair le dégantait. » (p 69)
Violette Leduc ne cherche pas à choquer, simplement à retranscrire le plus exactement possible les sensations éprouvées dans l’amour physique entre les jeunes filles qui « découvrent le monde entre deux jambes ». « Il y a là sans doute quelque chose que toute femme peut comprendre », dit-elle. L’optique est radicalement nouvelle pour l’époque, l’angle délibérément féminin, les doigts d’Isabelle ne sont pas un substitut de pénis, ils caressent sans début ni fin, ne possèdent pas, mais accouchent. [3] Les corps de Thérèse et Isabelle ne sont pas observés, ils sont incarnés. Il est intéressant de noter que l’œuvre ne se veut pas explicitement lesbienne, il s’agit plutôt d’une sortie des cadres masculins habituels, mettre sur le même plan le sentiment amoureux et le plaisir érotique, les amours homosexuelles et hétérosexuelles. [4] À l’origine, le texte n’est que la première partie d’un récit plus grand, Ravages, qui relate d’autres histoires d’amour, dont une avec un homme.
Violette Leduc rencontre enfin le succès à 57 ans à la sortie de La Bâtarde. La bâtarde, c’est elle, fille illégitime de Berthe Leduc et d’un fils de la haute bourgeoisie de Valenciennes qui refuse de reconnaître l’enfant à sa naissance en 1907. Sa mère aussi s’en serait bien passé. L’impossibilité d’être voulue, aimée, choisie, c’est la plaie béante autour de laquelle l’œuvre se construit. « Ma mère ne m’a jamais donné la main », confie Violette Leduc et, comme pour répéter le rejet parental, l’autrice poursuit des espérances vaines : elle tombe follement amoureuse de Maurice Sachs qui est homosexuel, puis de Jacques Guérin, lui aussi homosexuel, de Simone de Beauvoir dont elle est fortement éprise, elle se marie avec un ami d’enfance puis divorce et avorte. Perpétuellement insatisfaite, elle se disait laide, sans vocabulaire, peu instruite, sans mémoire. Protégée de Simone de Beauvoir qui admire son talent, la pousse à écrire et la soutient financièrement, Violette Leduc dit à propos de son amie :« je lui dois tout », « elle a toujours eu confiance ». La relation entre les deux femmes est complexe. Simone de Beauvoir est déjà une icône littéraire, agrégée, une intellectuelle reconnue des milieux bourgeois tandis que Violette Leduc se bat contre la pauvreté, échoue son baccalauréat et peine à se faire un nom. De Beauvoir, décrit l’écrivaine comme une grande femme blonde élégante dont le visage est à la fois brutalement laid et radieusement vivant. Elle est aussi convaincue de l’immense talent de Violette Leduc et les deux femmes se rencontrent toutes les deux semaines pour discuter du travail de Leduc. Dans une de ses lettres, de Beauvoir écrit : « Je suis de tout cœur avec vous dans cette lutte que vous menez si courageusement pour écrire, pour vivre ; j’admire votre énergie, je voudrais que cette sincère, profonde estime vous aide un peu ».
Violette Leduc est de nature très sensible, méfiante, peut-être paranoïaque, et vit difficilement les échecs commerciaux de ses ouvrages. Migraineuse et insomniaque, la santé mentale et physique de Violette Leduc est chancelante. Simone de Beauvoir lui suggère fortement de consulter Jacques Lacan « soignez-vous, je vous en prie » implore-t-elle dans une lettre de décembre 1955. Elle fait entrer sa protégée dans une clinique à Versailles pour soigner ses tendances maniaco-dépressives pendant six mois, puis, l’année suivante dans une maison de repos. Le succès de La Bâtarde en 1964 lui redonne espoir, l’ouvrage frôle le prix Goncourt, et deux ans plus tard, Thérèse et Isabelle paraît enfin chez Gallimard qui l’avait refusé 11 ans plus tôt. Quelque temps avant sa mort, Violette Leduc se livre : « à la fin de ma vie, je penserai à ma mère, je penserai à Simone de Beauvoir et je penserai à ma longue lutte. » Elle meurt d’un cancer du sein en 1972 et laisse derrière elle une œuvre rebelle et vibrante qui ouvre un nouveau chapitre de la littérature française queer.
[1] : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-vie-une-oeuvre/violette-leduc-4264782
[2] : Virginie Despentes, King Kong théorie, Paris, Le Livre de Poche, 2006, p. 137.
4 : Idem
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