« On est musicalement sourd, dès qu’on entend les sons sans entendre les relations qui existent entre les sons. »
C’est par son franc-parler et ses idées loufoques que Marie Jaëll réussit à s’imposer sur la scène parisienne du 19e et 20e siècle. Pianiste virtuose, femme du non moins célèbre Alfred Jaëll, celle qui fut l’amie de Franz Liszt ‒ elle achève pour lui sa fameuse troisième Mephisto-Walz ‒ entre au Conservatoire de Paris en 1862. Elle en ressort quatre mois plus tard, un premier prix de piano en main. Toutes les scènes de France et d’Europe s’ouvrent alors à cette fille d’agriculteurs alsaciens, animée par son amour pour la France.
La guerre franco-prussienne et la fin des concerts en Allemagne
En 1870, Marie Jaëll embrasse la cause française et annule tous ses concerts en Allemagne. Son mari, lui, met fin à ses projets d’enseigner au Conservatoire de Leipzig. Dans ce repli parisien, elle décide de se tourner vers la composition et étudie auprès de César Franck et Camille Saint-Saëns, éminents représentants de l’école de composition française.
La guerre la marque durablement, tiraillée par son sentiment français, mais également fascinée par les compositeurs allemands comme Brahms, dont elle adapte une version française de son requiem. Sa carrière de virtuose se poursuit après la guerre, lors de concerts dans lesquels elle interprète ses dernières créations.
Des débuts prometteurs
Marie Jaëll entretient pendant des années une forte amitié ainsi qu’une correspondance abondante avec son professeur, Camille Saint-Saëns. Sous son œil bienveillant, elle compose plus d’une soixantaine d’œuvres, parmi lesquelles un très beau concerto pour violoncelle qui sera interprété par Stéphanie Huang et l’Orchestre Lamoureux le 17 mai 2025 salle Gaveau, dont la programmation met à l’honneur des femmes compositrices oubliées de l’histoire.
Plusieurs compositions de Marie Jaëll sont créées sous les doigts de ses deux amis, Liszt et Saint-Saëns, notamment à Bayreuth, le Graal de la scène musicale. Son mari lui ouvre les portes des salons de musique prisés, et permet à ses compositions de trouver leur public.
L’apogée de sa carrière de compositrice
S’il y a une date à retenir dans la vie de Marie Jaëll, c’est bien celle de 1887. Pourquoi ? Parce qu’elle accède, grâce à Saint-Saëns et Fauré, ‒ le talent ne suffisant pas à une femme pour se démarquer ‒ à la société des compositeurs de musique, en tant que membre actif. Quelle joie, pour cette compositrice, et quelle avancée, pour la société !
Le tournant pédagogique
« Liszt possédait dans chacun de ses doigts un état de conscience distinct. »
À la fin du 19e siècle, Marie Jaëll se prend de passion pour la pédagogie, suit des cours de psychologie à la Sorbonne et invente à elle seule une réflexion révolutionnaire sur le toucher du piano. Elle rédige alors plusieurs méthodes, collabore avec des psychiatres et participe à de nombreuses expériences. Elle oppose au mécanisme enseigné dans les conservatoires (le fait de répéter les morceaux jusqu’à ce que cela fonctionne) le travail mental et la dissociation des doigts, qu’elle explique en ces termes : « en cherchant la dissociation des doigts au moyen de l’éducation du toucher musical, j’ai trouvé une faculté plus précieuse encore : la dissociation de la pensée. »
Perçue comme excentrique, ‒ elle-même écrit à sa sœur que « l’excès de [ses] sentiments [l]’effraye » ‒ elle se plonge corps et âme jusqu’à la fin de sa vie dans l’invention de nouvelles méthodes pédagogiques, dont l’écho aujourd’hui résonne jusque dans les conservatoires supérieurs de musique.
Marie Jaëll aura tout de même été la première pianiste à interpréter intégralement les 32 sonates de Beethoven pour piano lors d’une série de concerts, à intégrer la société très fermée des compositeurs de musique et à révolutionner la vision obsolète de plusieurs siècles d’enseignement du piano. Il est difficile de comprendre comment la France a pu oublier une telle personnalité ; mais heureusement, à l’aube du 21e siècle, des orchestres et des artistes s’interrogent sur l’héritage féminin musical et font découvrir au public des œuvres méconnues qui trouvent toute leur place dans le paysage culturel français et européen actuel.
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