Suzanne Noël (1878 – 1954) – Chirurgie esthétique et féministe : sa révolution


Sa vie est une épopée romanesque à elle seule, de celles qui allient réussite, tragédie et Histoire. Suzanne. Une héroïne digne des meilleurs best-sellers dont la grandeur d’âme et la modernité nous galvanisent et les malheurs nous bouleversent. Pourtant… son audace, son talent et son engagement restent peu connus en France.

Suzanne Gros voit le jour en 1878 à Laon, dans l’Aisne, au sein d’une famille issue de la petite bourgeoisie. Quatrième enfant du couple, elle ne connaîtra jamais ses frères et sœur, décédés avant sa naissance. À 6 ans, elle perd son père. Esther, sa mère, l’élève seule. Scolarisée dans un pensionnat catholique, elle y apprend la couture, la décoration sur porcelaine, avant de se passionner pour le dessin. Une existence conforme à l’étiquette de son rang et à son statut de jeune fille qu’elle fera voler en éclat en épousant, à 19 ans, le Dr Henri Pertat, dermatologue.

Son mari, ouvert d’esprit, l’encourage à poursuivre ses études, à passer son baccalauréat, puis à entamer un cursus en médecine. Nous sommes en 1905, c’est une grande première pour l’époque ! Suzanne débute sa formation avec le Pr Hippolyte Morestin, un ponte de la chirurgie maxillo-faciale, dont la réputation traverse les océans. Al Capone, lui-même, le sollicitera. À ses côtés, elle observe, apprend, puis se lance, raccommode quelques cicatrices, réparent des balafres.

En 1908, Suzanne se lie d’amitié avec André Noël, un étudiant en médecine, comme elle, père présumé de sa fille Jacqueline, née la même année. La maternité ne l’empêche pas de poursuivre son apprentissage de la chirurgie, rejoignant quelques mois plus tard le service de dermatologie du Professeur Brocq à l’hôpital Saint-Louis. Elle y réalise ses premières interventions de chirurgie esthétique, sur des volontaires, avant de sauver du désespoir une star internationale au lifting raté : Sarah Bernhardt, sa première vraie cliente.

Reçue quatrième au concours de l’internat, Suzanne déploie son talent au service de la beauté avant de tomber dans l’enfer. Celui de la guerre, des mâchoires disloquées, des yeux crevés, des visages massacrés.

1916, la jeune chirurgienne n’a pas encore soutenu sa thèse mais compte tenu des circonstances, elle est autorisée à pratiquer. Elle se donne corps et âme, affronte l’horreur quand de nombreux médecins baissent les bras et le regard face aux mutilations. Avec le Pr Morestin qui a su repérer en elle empathie et dextérité, ils font des miracles, inaugurant les premières greffes de peau. Suzanne est douée. Les gueules cassées passées sous ses doigts de fée reprennent figure humaine et foi en la vie. La fin de la guerre aurait pu signer l’armistice de l’existence dramatique dans lequel elle se trouve plongée depuis deux ans. Il n’en est rien. La mort rode toujours et emporte Henri, son mari, victime d’un gaz de combat.

Elle épouse alors André Noël et savoure une vie paisible. Jusqu’en 1922. Jusqu’à ce que la grippe espagnole lui arrache Jacqueline, son unique enfant. Deux ans plus tard, elle assiste au suicide d’André qui, terrassé par le drame et une longue dépression, se jette dans la Seine, sous les yeux de sa femme.

Tant de souffrances et d’épreuves, auraient pu l’anéantir. Elles deviennent, au contraire, son moteur, celui de sa combativité et de son engagement.  En 1925, Suzanne soutient sa thèse et ouvre son propre cabinet. Elle en profite alors pour diversifier ses activités et explorer d’autres chirurgies que celle du visage. Sous ses mains habiles, les fesses se regalbent, les seins se redressent, les ventres dodus perdent du volume grâce à la technique de dégraissage par aspiration qu’elle met au point. Ses confrères jugent la discipline futile, voire dangereuse. Peu lui importe, elle trace sa voie, invente méthodes et instruments permettant un rendu naturel et une avancée significative dans le domaine.

Les années folles libèrent le corps et l’esprit des femmes. Ses clientes sont mannequins, artistes, directrices de maison de mode, avocates, journalistes. Elles se battent pour leurs droits mais succombent aux diktats de la minceur et de la jeunesse favorisant la réussite et la gloire de Suzanne. Elle anime des conférences aux quatre coins du monde, publie des livres, reçoit la Légion d’honneur en 1928 pour « contribution à la notoriété scientifique de la France ». Telle une Robine du bistouri, elle profite alors de son succès auprès de sa riche patientèle pour opérer, gratuitement, les moins fortunées. Ouvrières, vendeuses, secrétaires, qui abîmées par le temps ou une génétique malheureuse ne trouvent pas d’emploi, ou le perdent prématurément.

Bien que convaincue du rôle social de la chirurgie esthétique, elle s’inquiète de cette soif de perfection, quasi névrotique, qu’elle sent poindre chez certaines de ses patientes, et s’engage dans un nouveau combat, celui de la valorisation des femmes. Féministe convaincue, elle a défilé auprès des suffragettes, s’est promené coiffée d’un chapeau à ruban sur lequel on pouvait lire « Je veux voter » mais en 1924, son engagement féministe prend une nouvelle tournure. Contactée par le mouvement Soroptimist, une organisation féminine, apolitique et laïque créée en 1921 à Oakland, en Californie, Suzanne s’empare du sujet avec cette détermination sans faille qui la caractérise. Dès l’année suivante, elle fonde le premier club Soroptimist européen, à Paris, et réunit autour d’elle des personnalités en vue comme Jeanne Lanvin ou Anna de Noailles. Suivront la création d’une douzaine d’autres clubs dans toute l’Europe, des conférences internationales, jusqu’à Pékin ou Tokyo où elle ira défendre la cause des femmes. Ces clubs existent toujours, ils comptent 75 000 membres au niveau mondial, près de 2500 en France.

Opérée des yeux en 1936, une légère déficience visuelle l’empêche d’exercer la chirurgie au même rythme qu’à ses débuts. Elle interrompt même son activité pendant un temps, déployant toute son énergie dans un militantisme débridé au service des femmes. La seconde guerre mondiale la poussera cependant à réaffuter son scalpel. Guidée par sa profonde humanité, elle remodèle et « ayranise » les visages de personnes poursuivies par la Gestapo et tente d’effacer, à la fin du conflit, les séquelles physiques de ceux qui reviendront des camps.

Suzanne s’éteint à 76 ans, le 11 novembre 1954. Un an avant sa mort, elle officiait encore, effaçant des tâches, recollant des oreilles, réparant des becs de lièvres, refusant jusqu’au bout que les disgrâces physiques puissent être source de souffrance et de désintégration sociale.

On disait d’elle qu’elle était deux fois folle. En raison de son activité de chirurgienne, profession dévolue aux hommes à cette époque, et de son combat en faveur des femmes. Des folies doubles qui l’ont probablement sauvée de celle si douloureuse que peut causer par la perte d’un enfant.

Réparer les vivants pour oublier les morts… Combattre pour ne plus désespérer…

Suzanne repose au cimetière de Montmartre au côté d’André et de Jacqueline.

Patricia Auriel
Correctrice : Clémence Amigou

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