Christine de Pizan


« Ton père, grand astronome et philosophe, ne pensait pas que les sciences puissent corrompre les femmes ; il se réjouissait au contraire — tu le sais bien — de voir tes dispositions pour les lettres. Ce sont les préjugés féminins de ta mère qui t’ont empêchée, dans ta jeunesse, d’approfondir et d’étendre tes connaissances, car elle voulait te confiner dans les travaux d’aiguille qui sont l’occupation coutumière des femmes. »

— La Cité des dames.

 

Il y a des voix qui n’ont jamais crié, mais qu’on entend encore. Christine de Pizan fait partie de ces présences qui traversent l’histoire sans bruit, mais en profondeur, comme une rivière souterraine. Et pourtant, combien la connaissent vraiment ? Combien savent qu’au XVe siècle, à une époque où les femmes n’étaient que ventres et silences, une veuve, mère de trois enfants, décida de vivre de ses idées et de son intelligence ? Et qu’elle le fit avec une élégance redoutable !

Sa plume : un outil de survie

Christine ne s’est pas réveillée un matin en décidant de devenir féministe ; ce mot n’existait pas. Ce qu’elle voulait, c’était survivre, nourrir ses enfants, sauver son honneur. Et pour cela, elle avait une arme : sa plume ! Mais ce qu’elle fit de cette plume dépasse de loin la simple nécessité. Elle aurait pu écrire pour flatter les puissants… Mais elle a plutôt choisi de penser. Elle aurait pu recopier des histoires pour arrondir ses fins de mois… Elle a plutôt choisi d’en inventer d’autres, où les femmes ne sont plus des objets ou des allégories, mais des sujets de droit et de savoir ! Et ce geste, à lui seul, est un séisme dans l’histoire des idées. Écrire, pour une femme du Moyen Âge, ce n’est pas simplement faire preuve de transgression : c’est exister !

Il faut savoir qu’elle ne revendique pas : elle démontre ; elle ne crache pas sa colère non plus, elle la travaille et l’élabore. Elle cite, elle argumente, elle interroge les textes des hommes — non pas pour les brûler, mais pour les retourner, les fissurer, les faire accoucher d’autre chose ! C’est là toute sa grandeur : elle ne se bat pas contre le masculin, elle se bat pour la vérité ! Et dans cette quête, elle découvre ce que tant d’autres après elle mettront des siècles à formuler : qu’une société qui nie la parole des femmes se condamne à l’idiotie. Son livre de la Cité des dames n’est pas une plainte, c’est une œuvre architecturale. Chaque chapitre y est une pierre, chaque figure féminine, une colonne. C’est un abri symbolique, un refuge pour les femmes de pensée, un lieu où l’on peut respirer sans avoir à se justifier de le faire. Ce que Christine oppose au mépris des femmes, ce n’est pas la rage, mais la constance. Pas la force brute, mais la vertu. À son époque, qui valorise la chevalerie, elle rappelle la valeur de la loyauté, de la sagesse, de la maîtrise de soi. Elle redéfinit ce qu’est le mérite, et qu’est-ce qu’elle le fait bien ! Et elle le fait sans tomber dans l’écueil de l’angélisme. Elle ne dit pas que les femmes sont meilleures que les hommes, elle dit que les femmes ont été délibérément écartées de l’Histoire. Ce n’est pas une nature inférieure qu’il faut corriger, c’est une mémoire truquée qu’il s’agit de réécrire !

Un engagement sans drapeau

Ce qui me touche chez Christine, c’est qu’elle ne se contente pas de dénoncer, c’est-à-dire qu’elle ne sombre pas dans un nihilisme aux relents de ressentiment — elle propose des choses, elle crée ! Elle ne reste pas à la porte du banquet intellectuel : elle y entre, elle s’assoit, elle parle, et surtout, elle élève le débat. Elle ne cherche pas à tout renverser, elle cherche à inclure. C’est plus exigeant, plus complexe, et beaucoup plus noble aussi. Et c’est sans doute pour cela qu’on l’a effacée : parce qu’elle pensait trop bien pour être une figure folklorique ; pas assez sainte, pas assez révolutionnaire, trop intelligente, trop vivante. Je ne lis pas Christine comme un vestige ; je la lis comme on lit une consœur. Sa pensée a traversé les siècles pour venir, aujourd’hui encore, poser cette question simple, mais subversive : qu’est-ce qu’une parole qu’on n’écoute pas ? Et que devient une société qui s’habitue à ne pas écouter ? Pour elle, comme pour moi, l’écriture, n’est pas une distraction : c’est un acte d’incarnation ! Elle nous tend un miroir : que faisons-nous, aujourd’hui, de notre parole ? L’utilise-t-on pour flatter, pour répéter, pour vendre ? Ou pour bâtir, comme elle, une cité qui tient debout ?

Alors, allons au-delà de la cité des hommes, au-delà de la cité des dames, allons vers la cité de l’humanité !

Dan Duchateau
Correctrice : Isabelle Benard

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